Club Sang

Profitez de toutes nos fonctionnalités et bénéficiez de nos OFFRES EXCLUSIVES en vous inscrivant au CLUB.

JE REJOINS LE CLUB SANG

L’interrogatoire de Dominique Jeannerod sur les traductions de San-Antonio

Quand San-Antonio s’exporte

Dominique Jeannerod enseigne la culture française à l’Université de Belfast. Il aime la littérature, le cinéma, les langues et y consacre la plupart de son temps. Spécialisé dans la traduction de San-Antonio et sa réception à l’étranger, il a dirigé un ouvrage intitulé San-Antonio International, à paraître au premier trimestre 2018 aux Presses de l’Université de Limoges.

Bepolar : quel a été votre premier San Antonio, en quelle langue, et à quel âge ?  

Dominique Jeannerod : En français, of course… C’était un extrait de Du Plomb dans les tripes, un des premiers romans de la série, les pages où San-Antonio est ligoté sur une scie circulaire par des nazis et est à un cheveu de se faire… débiter, comme un tronc d’arbre. J’avais sept ou huit ans, et ça m’a fortement impressionné.

Comment vous êtes-vous intéressé professionnellement à la traduction de San-Antonio ?

La plupart des gens que je fréquente ne parlent pas le français. Pour leur faire découvrir San-Antonio, il n’y a que deux moyens ; leur enseigner le français, ou leur procurer ses livres traduits dans une langue qu’ils lisent, et pourquoi pas, la leur. Leurs réactions, parfois un peu consternées mais aussi parfois enthousiastes, selon les gens et les pays, m’ont donné envie de lire ces traductions pour voir ce qu’il s’y passait et si on reconnaissait bien toujours San-Antonio lorsqu’il était traduit. Par la suite, j’ai voulu savoir de façon plus générale si et comment il était lu dans d’autres pays, et par qui. Et s’il pouvait avoir du succès hors de France.

Quelles sont les particularités d’une traduction de San-Antonio ?

D’exiger du traducteur une créativité lexicale et une imagination sans bornes, ainsi que de posséder un, ou mieux, plusieurs, excellents dictionnaires d’argot. De l’argot français mais aussi bien sûr celui de la langue du traducteur. Et je dirais, de l’audace. Une traduction de San-Antonio sans audace est une traduction ratée.

Vous êtes-vous vous-même essayé à traduire San-Antonio ?

Oui, par jeu et par défi, en latin, jadis. Latin de cuisine, ou de sacristie, ou de prétoire, il va sans dire. On était bien loin de Cicéron, mais c’était un projet amusant. A cause de la grammaire, et bien entendu aussi du vocabulaire, chaque phrase doit être recodée, chaque mot devient une recherche de définition. On se prend vite au jeu des périphrases, et on risque de se prendre pour Georges Perec. Littéralement, j’en pleurais de rire. J’aimerais bien qu’un éditeur – humaniste et suicidaire – se propose pour publier ça… ; il y a une traduction de San-Antonio en esperanto, mais il n’y en a pas encore en latin.

J’ai aussi traduit quelques pages de San-Antonio en anglais pour faire travailler des étudiants anglophones sur des questions particulières de langue et de traduction, ou à l’occasion de corrigés d’examens, parce qu’il m’est arrivé de proposer des extraits -adaptés- de San-Antonio comme sujets de fin d’année.

D’après les traducteurs que vous avez rencontré, quelle est la plus grande difficulté dans la traduction de San-Antonio ?

J’ai correspondu avec des traducteurs notamment en Russie, en Hongrie, en Roumanie, en Italie. Tous estimaient qu’une des plus grandes difficultés était la densité extraordinaire des connotations et références culturelles contenues dans les calembours de San-Antonio, ses métaphores, ses comparaisons extravagantes et dans tous ses néologismes. En plus de l’histoire culturelle, il faut vraiment maitriser à fond l’histoire de la langue française et de ses usages, de ses variations, de ses nuances. Et il faut savoir ne pas se laisser brider. Le langage san-antonien est une eau trouble, il ne faut pas hésiter à s’y plonger, tant pis pour la transparence de la communication.

L’exercice étant de grande ampleur, on pense aux traducteurs de livre de Science Fiction - Harry Potter et son univers propre par exemple -, est-ce cohérent de faire ce genre de rapprochement ?

L’univers de San-Antonio, tel qu’il s’est mis en place, par petites (ou grosses) touches, durant tout de même un demi-siècle, est effectivement une difficulté supplémentaire. Mais cela ne devrait pas trop inquiéter les traducteurs ; c’est un univers assez foutraque et déglingué, régi par des lois très élastiques. On est loin d’Harry Potter et de son côté scolaire et ordonné. En revanche, si la langue d’Harry Potter me semble d’une grande platitude, celle de San-Antonio c’est de l’écriture en relief, comme disait Cocteau. La vraie difficulté est là, pour les traducteurs, plus que dans l’univers de San-Antonio (qui du reste évolue pas mal) et est beaucoup moins codifié que les univers de Science-Fiction. Sur ce plan comme sur bien d’autres, San-Antonio, c’est l’anti-Tolkien.

Avez-vous des exemples concrets de traduction sur des néologismes de Frédéric Dard ?

J’aimerais renvoyer ici à l’excellent mémoire de Simon Faraud* présenté cette année à l’université de Lausanne. Il montre fort bien que les traducteurs anglais reculent devant la difficulté posée par les néologismes. Dans l’exemple ci-dessous relevé par Simon Faraud et emprunté au roman Le gala des emplumés (Fleuve Noir, 1963) - devenu en anglais Crook’s Hill (New York, Paperback Library, 1970) - le traducteur, Barry Jaggers, traduit « Monsieur le directeur, qu’il trémole » (p.12), par « Monsieur Le Directeur, he warbles » (p.6). Comme le note Faraud les potentialités interprétatives sont ici fort limitées :

« Warbles » et « rumbles » sont en effet des termes qui ne surprennent pas dans une incise, et ne sollicitent donc pas la participation du lecteur au jeu de décryptage. Ils sont également dépourvus de toute trace d’ironie, mais se contentent de décrire, certes précisément, le ton sur lequel la réplique est prononcée. Barry Jaggers se montre ainsi conservateur dans son approche.

Dans l’exemple néologique suivant « Si la police française, marseillaise le Portefeuillé » devenu en anglais « If the French Police Force is one of the best in the world, rumbles the Representative », Faraud montre qu’il aurait été préférable de se rapprocher de l’esprit du néologisme français en proposant comme il le fait « he GodSavesTheQueens » ou « he UnionJacks ». Ainsi le refus du traducteur de prendre le risque de perdre en simplicité conduit, estime justement Faraud, à :

Un nouvel appauvrissement de la dimension communicationnelle de la prose sanantonienne, qui se voit ici privée d’un élément ludique essentiel, alors même que la langue anglaise use fréquemment d’incises néologiques selon le principe du « tour résultatif », qui cumule une action et un résultat ou une manière.

On peut constater dans d’autres langues et pour d’autres traducteurs la sous exploitation des possibilités de traduction créative contenues dans la langue cible.

Quelles anecdotes marquantes relatives aux travaux et témoignages des traducteurs de San-Antonio pouvez-vous partager avec nous ?

Il y en a beaucoup et le roi en est sans doute Guennadi Barsoukov, qui habite une jolie ville d’eaux dans le Caucase, où il traduit, fait éditer et vend lui-même, chaque jour, San-Antonio en Russe. Il a eu toute sorte de démêlées avec des institutions et des fonctionnaires, et cela va de l’ ambassade de France à la police des parcs et jardins. Quand il les raconte, c’est du Gogol. Il a aussi fait des tas de rencontres avec des stars et des personnalités, qui lisaient San-Antonio, il a eu des prix littéraires, des invitations dans les médias, des tirages à 100 000 exemplaires. J’ai publié deux longues interviews avec Guennadi dans Le Monde de San-Antonio, la dernière dans le numéro 79 paru cet hiver, avec un article de présentation intitulé en hommage à son travail, l’oracle de Jeleznovodsk.

Guennadi est sans doute le dernier traducteur de San-Antonio en russe, mais il y en a eu des dizaines, dans les années quatre-vingt-dix, qui travaillaient sans se concerter chacun dans leur coin de la grande Russie et en général sans se soucier de demander les droits, dans une belle anarchie. Résultat, il y a parfois plusieurs traductions russes différentes du même livre, parues presque en même temps.
Il est aussi arrivé que certains traducteurs, dans des pays comme la Russie, ou encore la Hongrie se soient retrouvés avec un volume déjà entièrement traduit de San-Antonio, qui leur est resté sur les bras. L’éditeur avait déménagé à la cloche de bois, ou bien il avait cessé de s’intéresser à San-Antonio ; je crois que dans plusieurs pays on trouve dans des tiroirs des traductions non publiées de San-Antonio.

Vous avez dirigé et préparé un ouvrage, San-Antonio transnational, sur les traductions de San-Antonio : comment avez-vous organisé vos recherches ?

Les recherches ont été organisées sur plusieurs années ; j’ai commencé en 2014 par proposer un double numéro spécial du Monde de San-Antonio (numéros 68 et 69) intitulé Nouvelles aventures de San-Antonio en Europe, consacré aux traductions et aux traducteurs. C’était l’occasion de nouer des contacts avec des traducteurs et de commencer des collaborations fructueuses, comme en particulier avec Laurenţiu Bălă, qui dirige le centre d’Argotologie de l’université de Craiova, en Roumanie. C’est sous son égide que s’est tenu le mois dernier le colloque international consacré à l’humour de San-Antonio.

En Mai 2015 nous avons organisé à l’université de Belfast un colloque sur le thème "San-Antonio International", avec des participants venus de 12 pays et des contributions qui seront publiées dans le livre à paraître. C’était l’occasion de mettre en commun les recherches et d’opérer comme un collectif, adossé au groupe de Recherche International Crime Fiction que nous avions lancé à Belfast avec le soutien d’une subvention du Centre britannique pour la recherche dans les humanités, l’AHRC. Grâce à cela, nous pouvons solliciter l’expertise, la présence sur place et, les compétences linguistiques de collègues de presque tous les pays d’Europe ; ainsi Andrea Hynynen, de l’Université de Turku, en Finlande, a retrouvé des contrats et des dossiers de presse dans des archives notamment celles de l’éditeur Otava, à Helsinki, où ont été publiés 10 romans de Frédéric Dard à la fin des années 1970.

Pour envisager le succès international d’un auteur, et avoir idée des multiples variables qui peuvent le déterminer aux différents niveaux (éditeurs, intermédiaires, journalistes, critiques, auteurs - policiers ou autres -) du pays concerné c’est un vrai bonheur de pouvoir travailler en équipe !

Combien de traducteurs avez-vous rencontré ?

J’ai surtout correspondu par email avec les traducteurs ; dans le cas des traducteurs historiques de San-Antonio, comme Bruno Just Lazzari, ou Georges Anania, qui en ont à deux traduit plus d’une centaine (la part du lion revient ici à l’italien Lazzari, qui au cours des années 1970 traduisait à un rythme forcené et avec une qualité remarquable), ils sont malheureusement morts. Georges Anania est un écrivain roumain de science-fiction réputé et il aurait été plus qu’intéressant d’avoir son avis sur sa pratique de lecteur et de traducteur de San-Antonio. Mais il est mort en 2013. Le professeur David Bellos, de Princeton, qui a beaucoup traduit et publié sur la traduction a traduit Frédéric Dard en anglais. Il a écrit un article intitulé San-A et moi, qui paraitra avec les autres dans notre livre San-Antonio International.

Lors de la préparation de votre livre, avez-vous fait des découvertes particulières, des choses étonnantes ?

Sur le plan de la méthode, j’ai découvert à cette occasion l’importance des outils des humanités numériques et du Big Data, ainsi que de la visualisation des données, notamment sous forme de cartes. C’est à l’origine pour pouvoir traiter des traductions de San-Antonio dans toutes leurs manifestations que j’ai eu l’idée de soumettre un projet de financement à l’AHRC, intitulé Visualizing European Crime Fiction, projet qui a vite pris une ampleur beaucoup plus grande, en partenariat avec la BILIPO, et qui a couru pendant 18 mois en 2014 et 2015, nous permettant de faire remonter des tas d’images et de livres parfaitement oubliés.

Coïncidence étonnante ou hasard objectif, la première découverte d’une traduction de San-Antonio que j’ai faite, c’était à Trinity College, à Dublin, où j’ai fait ma thèse. Il y avait dans les archives de l’édition populaire anglaise des années 1950, sujet passionnant et maquis inextricable dans lequel quelques rares pionniers comme Stephen Holland et le professeur John Frazer ont frayé de beaux chemins, toutes ou presque toutes les publications originales de l’éditeur Harborough, qui avait, faillite ou fuite de la censure (pour pornographie) cessé d’éditer en 1955. Or parmi ses tous derniers livres publiés, il y en avait un d’un mystérieux Sam Antonis, selon la référence donnée par un catalogue. Le titre A night in Boulogne ne me disait rien non plus. En réalité, c’était un des premiers San-Antonio, il avait été traduit dès 1954. Et c’était justement… Du Plomb dans les tripes, mon tout premier San-Antonio, qui m’avait fait un certain effet quand j’étais enfant. La couverture anglaise est vraiment très belle, de plus, et c’était aussi une émotion particulière de penser que cette couverture n’avait pas été vue depuis un demi –siècle et qu’aucun collectionneur ne la connaissait.

Les San-Antonio perdent-ils beaucoup de leur saveur dans la traduction ?

Je préfère m’intéresser à ce qu’ils y gagnent, à commencer bien sûr par des lecteurs et des mots nouveaux. Je dirais qu’ils y gagnent une saveur nouvelle ; vive San-Antonio au goût bulgare ! Et je pense que les langues des traductions s’enrichissent des efforts faits par les traducteurs pour acclimater San-Antonio. Je pense que les traductions de San-Antonio ont enrichi les autres langues. L’Europe du polar, et au-delà, l’internationale du Polar, ce n’est pas seulement la circulation des modèles narratifs, des personnages, des modes de représentation : c’est aussi un commerce des mots et des expressions.

Enfin, quelle réception de San-Antonio à l’international ?

San-Antonio est traduit dans plus de vingt langues, et dans 35 pays. Il y a rencontré bien entendu des fortunes diverses. On voit bien que dans l’arc méditerranéen il a eu beaucoup de succès et que ses traductions se font très bien dans les pays de langues romanes, en quantité et en qualité. Il y a quelque 80 traductions en roumain, près de 150 en Italie, plus de 60 en Espagne. Pourtant même dans cette proximité linguistique, il y a des exceptions et les facteurs locaux sont importants ; on recense très peu de traductions de San-Antonio au Portugal, par exemple.

Pourquoi cette remarquable différence avec l’Espagne ? Comment expliquer que le succès connu en France, en Espagne, en Italie et en Roumanie, qui atteste au moins de l’attrait éprouvé pour San-Antonio dans les pays de langue et de culture latines ne passe pas au Portugal ? Les cartes montrent bien les aires de traduction et d’influences culturelles. Mais ici, on a un pays du sud qui se comporte, sur ce point, comme les pays du nord de l’Europe.

Car San-Antonio ne s’exporte absolument pas en Suède, en Norvège, en Finlande, ni au Danemark. Un seul San-Antonio traduit en plus de 60 ans pour tous ces pays mis ensemble ! Un seul et encore n’est-ce pas un vrai San-Antonio, mais un des romans grand format écrits par Frédéric Dard dans les années 1980 mais absorbés par le pseudonyme San-Antonio. Il s’agit de Den gamla damen som vadade i havet (vous aurez traduit de vous-même qu’il s’agit de La Vieille qui marchait dans la mer) publié en 1991, dans la traduction de Hans Granqvist. L’éditeur était à Höganäs une petite ville du comté de Scanie. C’est bien sûr en Scanie qu’opère le plus connu des policiers suédois, Kurt Wallander, dont la première aventure Mördare utan ansikte (Meurtriers sans visage) parait elle aussi cette année-là. On pourrait dire en plaisanterie à la Pierre Dac que San-Antonio a été noyé dans l’œuf sous la vague du polar scandinave….

On l’a vu à propos de la Finlande, il y a eu en revanche des traductions de romans signés Frédéric Dard dans ces pays, et je tiens de source autorisée que des traductions de ses romans de la nuit, après l’Angleterre, vont bientôt arriver en Suède et au Danemark.


* Simon Faraud, « France’s best-kept secret » : Analyse pragmatique et linguistique des traductions anglaises de San-Antonio, » Mémoire de Maîtrise universitaire ès lettres en Français moderne, sous la direction du Professeur Gilles Philippe, Université de Lausanne Faculté Des Lettres, 2017, p. 41.

Galerie photos

Votre #AvisPolar

Forum sur abonnement

Pour participer à ce forum, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d’indiquer ci-dessous l’identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n’êtes pas enregistré, vous devez vous inscrire.

ConnexionS’inscriremot de passe oublié ?

Bepolar.fr respecte les droits d’auteur et s’est toujours engagé à être rigoureux sur ce point, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos sont utilisées à des fins illustratives et non dans un but d’exploitation commerciale. et nous veillons à n’illustrer nos articles qu’avec des photos fournis dans les dossiers de presse prévues pour cette utilisation. Cependant, si vous, lecteur - anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe constatez qu’une photo est diffusée sur Bepolar.fr alors que les droits ne sont pas respectés, ayez la gentillesse de contacter la rédaction. Nous nous engageons à retirer toutes photos litigieuses. Merci pour votre compréhension.