- Réalisateur : David Cronenberg
- Acteurs : Viggo Mortensen, Kristen Stewart, Léa Seydoux
- Distributeur : Metropolitan FilmExport
- Nationalité : Canadien, Grec
- Durée : 1h47min
Film synthétisant toutes les grandes obsessions cronenbergiennes (mutations du corps, érotisme machinal-organique…), Les Crimes du futur hypnotise autant qu’il révulse. Une œuvre crépusculaire inclassable, et incontournable.
Dans un futur dystopique indéterminé, l’espèce humaine ne ressent plus rien et tente de palier cette absence de sensitivité à l’aide de technologies organiques, par exemple pour retrouver le vertige de manger ou encore de rêver. Douleurs, sensations et autres appétits (même sexuels) ne sont (presque) plus qu’un lointain souvenir. Déshumanisés et aliénés, les hommes se reconfigurent et mutent, et ce, même à l’intérieur de leurs corps, pour s’adapter à un monde exsangue, dévasté écologiquement. Comme si l’évolution du corps se mettait au diapason de la fin des temps. Saul Tenser (Viggo Mortensen), célèbre artiste d’art contemporain, réalise des performances au cours desquelles sa partenaire Caprice (Léa Seydoux), ex-chirurgienne émérite, ampute les nouveaux organes qui poussent régulièrement au sein de ses entrailles. Ces performances atroces défraient la chronique car dans cette société décadente, s’opposent deux visions : l’une, nostalgique d’un corps authentique, originel et sensoriel ; l’autre, partisante d’une nouvelle chair (on pense bien sûr au film eXistenZ), avec ce que cela implique de nouveaux organes, de nouvelles capacités physiques. Signes de ce clivage latent, une série d’assassinats se produit sur fond de complotisme…
N’en déplaise à son affiche française passablement ratée, Les Crimes du futur se révèle un remarquable retour aux sources pour David Cronenberg. Le papa de Videodrome et Crash reprend d’ailleurs opportunément le titre de son deuxième long-métrage sorti en 1970, Crimes of the Future, dans lequel il était déjà en partie question d’organes étranges se développant inexplicablement dans le corps de patients hospitalisés. C’est que le réalisateur canadien tisse toujours son œuvre à partir d’une même matrice, avec des thématiques connexes. Pas un hasard si Les Crimes du futur convoque une nouvelle fois l’une de ses obsessions les plus tenaces, une marotte réitérée presque film après film : les mutations du corps humain, quelque part dans la veine abstraite du peintre Francis Bacon. Pour Cronenberg, le corps – pas seulement sa gestuelle mais plutôt sa substance : son sang, sa peau, ses humeurs, ses organes – s’apparente à un miroir de notre intériorité. La chair en pleine métamorphose, qu’elle soit putride ou fraîche, saisirait ainsi mieux que toute autre essence la réalité de notre monde et de notre inconscient. Ce postulat, aussi délirant que fascinant, constitue le principe même de Les Crimes du futur.
Empreint d’une ambiance à la fois désirable et hautement repoussante – c’est là toute l’ambiguïté du cinéma vénéneux et vicié de Cronenberg -, ce vingt-deuxième film du Canadien échappe à toute classification. Film néo érotique, film d’horreur, film expérimental, thriller (la série de meurtres et les performances parfois suffocantes parlent d’elles-mêmes), SF cyberpunk, drame… Les Crimes du futur incarne tout cela à la fois sans jamais cesser d’osciller. On retrouve en outre dans Les Crimes du futur un je-ne-sais-quoi de l’atmosphère néo-polar de La Lune dans le caniveau de Jean-Jacques Beineix. Les deux films s’articulent en effet au gré d’une sorte de huis-clos, dans les limbes tortueuses d’un quartier inhospitalier et crépusculaire, avec des rues poisseuses et cauchemardesques – Cronenberg a tourné à Athènes, témoin ces dernières années d’innombrables crises. Rien, toutefois, du côté de Cronenberg ne se montre aussi sirupeux et sur-joué dans la dramaturgie que chez Beineix, bien qu’un même rapport à l’espace et au temps - plus ou moins onirique – s’y déploie.
Ainsi, la trame nébuleuse des Les Crimes du futur, à jongler entre le suspense paranoïaque et l’épouvante, avec ses longues scènes dialoguées (une constante depuis Cosmopolis) parsemées de drague débridée et de considérations philosophiques, ou encore ses plans sublimant les corps jusqu’à la nausée, brouille constamment les pistes. Sans doute que le cinéma de David Cronenberg n’aura jamais semblé aussi obscur et enchevêtré, mais aussi a contrario étrangement limpide, qu’avec Les Crimes du futur.
C’est que le réalisateur de La Mouche ne s’embarrasse cette fois plus d’un scénario clairement exposé ou vulgarisé. Tout se veut minimaliste car ciselé jusqu’à l’extrême. En cela, Les Crimes du futur s’adresse aux habitués de Cronenberg tout comme aux spectateurs sensibles au symbolisme. De Videodrome à Faux-semblants en passant par eXistenZ ou encore Cosmopolis, toutes les grandes lignes de son œuvre (la dimension machinale-organique, entre autres) se voient synthétisées et réactualisées. De fait, il y a quelque chose d’une œuvre testamentaire dans Les Crimes du futur. D’une maîtrise chirurgicale stupéfiante, la mise en scène est du reste à l’image des chirurgies réalisées par Tenser et Caprice : magnétique et envoûtante. La machine est rutilante et pensée dans les moindres détails, avec un casting irréprochable et d’une équivocité des plus troublantes – Viggo Mortensen, Léa Seydoux et Kristen Stewart excellent à ce petit jeu diabolique.
Sans surprise, le personnage central Saul Tenser (Viggo, pour la quatrième fois dirigé par Cronenberg) n’est autre que la figuration du cinéaste lui-même. Cronenberg s’y représente donc en creux comme un artiste-critique fasciné et tourmenté par les évolutions ondoyantes du contemporain. Il se fait le témoin inquiet des mutations en cours – y compris le péril climatique (voir l’ouverture avec le bateau échoué). Car Les Crimes du futur ne met en scène que putrescences et souffrances. Condamnée à incorporer ses déchets, l’humanité devient littéralement les résidus qu’elle produit. Comme souvent, le propos apparaît bien sûr résolument politique.
Quelques mots enfin sur l’érotisme, systématiquement latent, dans le cinéma de Cronenberg et très présent ici : sur ce point, Les Crimes du futur ressemble beaucoup à une relecture du film Crash, avec cette idée d’une sexualité déviante, diffractée et déréglée, où des objets (chirurgicaux ou technologiques) pénètrent les corps. Aussi conceptuel et aride soit-il, le cinéma du pape canadien du bizarre et de l’étrange regorge donc toujours de sidérantes visions. Trop impénétrables peut-être dans Les Crimes du futur, ces dernières risquent de diviser, de déranger et de questionner. Mais n’est-ce pas là le fondement de l’art cronenbergien et surtout sa quintessence ?