- Réalisateur : Bong Joon-ho
À l’occasion de la rétrospective à l’Institut Lumière dédiée au cinéaste sud-coréen Bong Joon-ho (Memories of Murder, Okja…) et de la ressortie en salle de The Host dans une version restaurée en 4K, retour sur trois de ses plus grands films, au croisement du polar, du film noir et du thriller.
Par son caractère hybride et composite, la mise en scène de Bong Joon-ho n’est pas une matière que l’on schématise aisément – là réside justement toute sa singularité. Tour à tour lente puis frénétique, elle multiplie les à-coups entre délassement et fougue, dresse volontiers une diagonale reliant la pause méditative à l’emballement. Cette propension au contretemps et à l’accélération, souvent virtuose et témoignant d’une grande maîtrise, se double d’une identité visuelle marquée sinon symbolique. Très tranchée dans sa mise en lumière et par sa géométrie, la mise en scène de Bong Joon-ho joue souvent la carte de l’expressionnisme. S’y opposent l’ombre et la lumière pour allégoriser le combat entre bien et mal, notamment comme dans "Memories of Murder". S’y dessine une verticalité décisive et résolument politique comme dans "Parasite".
Pourtant, la complexité du style Bong Joon-ho – très métaphorique et cérébrale – ne s’accompagne d’aucune lourdeur. Au contact de cet univers le plus souvent hanté par l’amour, la mort, la jalousie et la prédation, tous les spectateurs y trouvent leur intérêt : les profanes tout comme les exégètes les plus passionnés. Pour ce focus, nous avons choisi de revenir sur les trois films les plus axés « polar » de Bong Joon-ho.
Memories of Murder
Avec : Song Kang-ho, Kim Sang-kyeong
Année : 2003
Le pitch : en 1986, dans la province de Gyunggi, le corps d’une jeune femme violée puis assassinée est découvert dans la campagne. Deux mois plus tard, d’autres crimes analogues se produisent. Dans un pays n’ayant jamais connu de telles barbaries, la rumeur d’actes commis par un serial killer ne cesse chaque jour de prendre un peu plus d’ampleur. Pour retrouver au plus vite le coupable, une unité spéciale de la police voit le jour dans la région. Cette dernière est pilotée par un policier local et un détective envoyé de Séoul. Mais face à l’absence de preuves concrètes, l’enquête des deux hommes vire au casse-tête kafkaïen...
Ce n’est pas la première fois que nous nous arrêtons sur l’incontournable "Memories of Murder", qui figure d’ailleurs en trentième position de notre top 100 des meilleurs thrillers de l’histoire du cinéma. Cette enquête aux faux airs de "Zodiac", sorte de puzzle dont les morceaux se disjoignent, frappe par sa maîtrise technique et son ironie pétulante. Derrière l’horreur et l’humour noir, s’illustre l’un des concepts essentiels de la philosophie d’Hannah Arendt : la banalité du mal. Eh oui, quoi de plus difficile et inextricable qu’attraper un tueur ressemblant à monsieur tout le monde ? Au bout de deux heures d’investigation haletante, l’un des deux policiers en charge de l’enquête retourne sur l’une des scènes de crime. Sur place, il interroge une petite fille qui lui affirme avoir croisé le tueur. Problème : celle-ci n’a rien retenu de particulier le concernant et souligne même son caractère ordinaire voire insignifiant.
C’est là tout le paradoxe de ce bijou de Bong Joon-ho : flamboyer et ébranler en ne représentant au fond qu’un gouffre noir et désespérément vide. Aucun doute : "Memories of Murder" constitue l’une des enquêtes les plus fascinantes et métaphysiques du cinéma policier.
Mother
Avec : Kim Hye-ja, Won Bin
Année : 2009
Le pitch : une veuve élève son fils unique et seule raison de vivre, Do-joon. À 28 ans, ce dernier fait tout sauf figure d’indépendance. Pire : sa naïveté l’amène parfois à se comporter stupidement et dangereusement, ce qui ne manque pas d’angoisser sa mère. Un jour, le cadavre d’une jeune fille est retrouvé et Do-joon est inculpé de son meurtre.
Bien décidé à sauver son fils, sa mère fait le maximum pour le disculper mais l’avocat inexpérimenté qu’elle a choisi laisse peu de chances de réussite. Et pour cause, la police classe rapidement l’affaire. Dès lors, la mère décide de mener son enquête envers et contre tout.
Tout comme "Memories of Murder", "Mother" sublime la rencontre entre l’atrocité et la banalité de la vie quotidienne. Oscillant à chaque instant entre le tragique et l’hilarité, avec ses histoires terrifiantes d’idiots du village, Bong Joon-ho signe un suspense hitchcockien propulsé par un récit diabolique. Les ruptures entre les registres, glissant du drame fatidique au comique et inversement, démontrent une habileté hors du commun de la part du metteur en scène. L’actrice Kim He-Ja incarnant la mère brille quant à elle par son mélange de désarroi et de dévouement. Avec en toile de fond l’horreur ordinaire et une histoire de filiation fusionnelle, "Mother" apparaît vraiment comme le mélange incomparable entre "Memories of Murder" et "The Host".
On voudrait pour se rassurer que tout cela ne relève que du mélodrame familial. Mais il s’agit bien là d’un authentique film noir. Mention spéciale pour l’ouverture inoubliable de "Mother", avec cette femme qui marche dans un champ de blé avec à l’horizon l’infini de la nature – on pense au Tarkovski de "Solaris". Puis brusquement, la femme démarre une danse étrange au rythme d’un tango. Une incantation énigmatique des plus troublantes, qui trouve sa symétrie et son point final dans la dernière scène du film, elle aussi remarquable.
Parasite
Avec : Song Kang-ho, Lee Sun-kyun, Cho Yeo-jeong
Année : 2019
Le pitch : toute la famille de Ki-taek est sans-emploi et convoite par-dessus tout le train de vie opulent de la famille Park. Or, un beau jour, leur fils obtient une recommandation lui permettant précisément de donner des cours particuliers d’anglais chez les Park. S’amorce dès lors un engrenage sans retour, dont les répercussions s’apprêtent par ricochet à bouleverser chacun d’entre eux…
Thriller de génie à la composition et à la géométrie obsessionnelles, "Parasite" apparaît comme une immense œuvre d’angoisse. Ce film extrêmement maîtrisé, tiraillé par les névroses et doutes de chacun, n’a rien à envier à l’imprévisibilité de "Memories of Murder", "The Host" et "Mother". A priori plus schématique que ses prédécesseurs, "Parasite" prend toutefois le risque de la facilité : inscrire la verticalité de l’image et le dégoulinement de l’eau – voir la prodigieuse scène de la pluie torrentielle – comme miroir des inégalités et injustices sociales. Pour autant, la perfection jusqu’au-boutiste du film, son inclination à verrouiller son récit de maestro et ses formes mirifiques, cache une substance plus retorse et profonde qu’il n’y paraît. Car ce que le film perd légèrement en abstraction et en mystère (par rapport aux précédentes œuvres), il le gagne en clarté - une limpidité qui se révèle notamment à travers la fracture entre les différentes classes sociales, dynamique à la causticité toute chabrolienne.
Aussi, l’intelligence de "Parasite" se vérifie dans les détours de l’intrigue les plus triviaux. La scène faussement banale du montage des boîtes à pizza, par exemple, en témoigne. Elle sert à mettre en abyme ce trou de souris qui tient lieu de foyer pour la famille, mais aussi à préfigurer les décloisonnements futurs entre les deux familles. N’oublions pas qu’il est fondamentalement question de boîte, au sens de l’échiquier social, dans "Parasite". De même, toutes les architectures ressemblent par ailleurs à des boîtes, même la propriété rutilante des nantis. On reconnaît là bien l’humour noir du réalisateur et son regard acéré sur la société. L’autre versant fascinant de "Parasite" concerne son amour pour le cinéma de genre, pas si loin ici de l’horreur ou du fantastique, à la manière de "L’invasion des profanateurs de sépultures". Avec l’idée cette fois d’une substitution (entre dominants et dominés) qui permettrait de rééquilibrer la société. Mais cette impression-là, anecdotique, relève bien sûr des faux-semblants puisque Bong Joon-ho se garde de tout raccourci : la différence entre bien et mal ne saurait tenir en opposant simplement les gens d’en haut et les gens d’en bas. Reste une œuvre indispensable et à double-fond.
À noter que pour son prochain tour de piste, Bong Joon-ho retourne à la science-fiction (après "The Host" et "Snowpiercer") avec "Mickey 17" (2024) - histoire de colonisation et d’employés jetables avec Robert Pattinson et Naomi Ackie. Le caractère hautement politique du film ne fait déjà plus l’ombre d’un doute.